Résidence virtuelle Québec-Norwich

Norwich et Québec, villes de littérature UNESCO, ont invité les écrivaines et les écrivains à poser leur candidature pour une résidence croisée virtuelle qui s’est déroulée à l’automne 2022. Cet échange visait à tisser des liens entre les deux villes et à faire rayonner les lieux littéraires des deux territoires.

Ce sont Juliette Bernatchez (Québec) et Megan Bradbury qui ont été sélectionnées pour ce projet de création. Leurs échanges ont porté sur leurs villes fortifiées et sur les figures de Marie de l’Incarnation et de Julienne de Norwich. Voici les textes qu’elles ont créées à l’issue de la résidence, accompagnés par les photos prises pendant leurs déambulations.  

Ce projet a été réalisé à l'invitation de Norwich, ville de littérature UNESCO et du National Centre for Writing, avec le soutien financier de l'Entente de développement culturel MCC-Ville de Québec et de la Délégation générale du Québec à Londres. 

Merci à Mélissa Verreault pour la traduction de l'anglais vers le français des textes de Megan Bradbury. 

 

Photo : Justine Latour

comme des flammes

Juliette Bernatchez

Traduction anglaise / Translated English text

 

J’ai marché un temps pour trouver ce pub. Après avoir esquivé les touristes qui déambulent par dizaines sur les rues étroites, longeant les pavés et les culs-de-sac, je me suis assise pour boire une pinte dans ce sous-sol de pierres.

Lorsque j’avais dix-huit ans pourtant nous venions fréquemment ici après une longue soirée à boire entre ami·es de l’autre côté du fleuve. Ces rues touristiques étaient désertes après le dernier traversier. Nous venions prendre une ultime pinte au Pape George ou chez l’Oncle Antoine avant de remonter vers la Haute-Ville. J’avais dix-huit ans et l’impression de vivre dans un décor de film.

En remontant vers la Haute-Ville, les remparts étaient bondés d’ami·es. C’était la sortie des bars, tout le monde se connaissait et se saluait sur les trottoirs. La marche vers la maison était longue, tant nous étions arrêté·es par ce qu’il restait de la fête.

C’était plutôt absurde que de choisir de traverser le fleuve pour une soirée entre ami·es, alors que la ville, c’était chez nous. Faire tout ce chemin vers un bar crasseux, quand le plus cool de tous, le Sacrilège, se trouvait à deux pas de chez moi. C’était flâner pour étirer le temps, jusqu’à ce qu’il résiste, jusqu’à ce qu’il se cristallise. C’était flâner pour découvrir la ville sous toutes ses facettes et la voir de loin, bordée par le fleuve, rayonnante et entière.

 

*

J’ai pris quelques photos de la ville pour mon amie de Norwich.

Il y a quelque chose de l’automne à Québec. L’impermanence, les couleurs, les textures. Il y a la fraîcheur qui surprend, il y a l’ardeur du soleil. Depuis près de sept ans, je me laisse flotter dans l’automne avec la même veste orange. Cette veste orange comme une rupture, un recommencement. Cette veste orange comme un pan de moi.

Mon amie fait pareil. Lorsqu’elle erre dans les rues de Norwich, elle revêt peut-être, elle aussi, un porte-bonheur.

*

Norwich et Québec se ressemblent drôlement : les pavés, les rues étroites, les fortifications, un château surplombant. Les rues désertes de Elm Hills ressemblent à celles entourant la rue des Remparts. Les deux villes, comme figées, résistent au mauvais goût. Comme sublimées par les cycles qui passent et qui s’éteignent.

 

*

Si on tourne sur la première rue à gauche après avoir dépassé la porte Saint-Jean, le calme reprend enfin son cours. Les rues respirent soudainement au rythme du voisinage. Les vignes escaladent les murs, les lucarnes visibles de la rue semblent dissimuler des secrets à jamais enfouis. Un peu plus loin se dressent les murs de pierre qui encerclent le cloître des Augustines. Le silence règne en maître dans cette partie de la ville fortifiée.

*

 

Au cloître, il règne deux sortes de silence : le simple et le grand. On parle donc tout bas, ou pas du tout. Il est facile de voir le silence comme une restriction, je le vois plutôt comme une invitation. Une invitation à laisser sa pensée s’agiter. Pour que ce qui se passe dans nos têtes soit plus bruyant que le reste.

 

En silence, les froncements et les rictus sont permis.

Je peux dire beaucoup avec mes traits.

 

Être en silence ne veut pas dire se taire. Par l’écrit, certaines se propulsent dans le langage et captent l’essence même de ce qu’elles sont. Elles sont la preuve que leur vie est digne de mention. Qu’elles sont uniques, complexes, sans égales.

 

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« Écrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. »

Marguerite Duras, Écrire

 

*

 

En 1373, quand Julian of Norwich écrit Revelations of Divine Love, elle l’écrit en anglais, la langue du peuple. À l’époque, on ne permettait pas aux femmes d’écrire, et surtout pas dans la forme latine qui était enseignée dans les universités. Elle est donc reconnue comme la première femme de lettres anglaise.

 

Les critiques de son œuvre affirment qu’il fallait une motivation inhabituelle pour pousser une femme à écrire. Les motivations ici, ce sont les apparitions mystiques qu’elle expérimente au seuil de la mort. Son premier constat : il n’y a aucun doute que Dieu est à la fois père et mère, car elle ne l’associe pas à l’autorité, mais plutôt à la bonté, à la gentillesse et à la protection. Après avoir guéri de ses maux, elle devient anachorète et se voit attitrer à une petite cellule rattachée à la St Julian’s Church de Norwich, d’où elle tire son nom. Elle devient une célèbre conseillère spirituelle de 1390 jusqu’à sa mort, en 1416.

 

Ses prophéties, dangereuses pour l’époque, auraient pu être tues. Fort heureusement, elle a choisi de les écrire dans une langue que plusieurs pouvaient comprendre et qui nous est toujours accessible aujourd’hui.

 

*

 

Pour plusieurs historien·nes, Marie Guyart, dite Marie de l’Incarnation, est l’autrice de la première mention en français, et non plus en latin, de l’identité canadienne. Elle est considérée comme la première femme ayant écrit une littérature dite de l’intime au Québec avec les 13 000 lettres que constituent son fonds d’archives. Ses lettres ont permis une connaissance accrue de la vie de missionnaire et de fondatrice des Ursulines en Nouvelle-France. De plus, on dit qu’elle aurait écrit certains des mots les plus érotiques de la littérature québécoise, alors que ses prophéties mystiques sont exprimées dans le désir et la sensualité.

 

Son caractère dénote une grande dualité, oscillant entre la vie cloîtrée et une forte personnalité. On dit qu’elle était incarnée, intense, confiante, des traits qui créent une forte tension avec le silence et la modération qu’exige la vie de cloître. De plus, sa propension aux plaisirs des sens la rattache à la vie terrestre et l’éloigne de son objectif divin. Sa personnalité, plus forte qu’elle-même, faisait vaciller le tout.

 

*

 

Mon amie m’envoie une photo d’elle devant la statue de Julian of Norwich, à la Norwich Cathedral. Julian se tient droite, vigilante, elle garde l’entrée. Mon amie sourit, une lumière dans l’œil.

 

Par ses photos, je me vois entrer dans la St Julian’s Church, fouler le sol de sa cellule, ouvrir la fenêtre qui mène à l’extérieur, saluer les gens qui passent. Je me vois introspective, prête à tout, dans cette église reconstruite après les bombardements de la deuxième guerre mondiale.

 

À mon tour, je lui envoie des photos. La chapelle des Ursulines dans laquelle se trouve le tombeau de Marie de l’Incarnation. Une construction ostentatoire sur un bâtiment patrimonial. Le magnifique parc de l’Artillerie, toujours vacant, peu importe l’heure du jour.

Près de l’Assemblée nationale se trouve le Complexe G, le plus haut gratte-ciel de la ville de Québec. On l’appelle ainsi puisqu’il est nommé en l’honneur de Marie Guyart. Tout en haut se trouve une attraction touristique, l’Observatoire de la Capitale, qui révèle une vue panoramique de la ville. On peut même la voir en direct sur leur site web. Aujourd’hui, fin novembre, la grisaille s’étend d’est en ouest.

Pendant la construction de l’édifice en 1971, le béton fraîchement coulé du vingt-neuvième étage a été la proie des flammes. Il semblerait que l’incendie se soit fait voir à des kilomètres à la ronde.

 

Ce n’est qu’en 1989 que la dénomination a été adoptée, mais je me convaincs que ce jour de mars 1971, après le départ du dernier travailleur, Marie Guyart surplombait son édifice à venir. Et je me convaincs que tous les jours à 17h, lorsque les touristes libèrent l’étage, elle se manifeste en présence fantomatique.

 

*

 

En googlant mes deux icônes, je constate que plusieurs objets promotionnels représentant Julian of Norwich existent, dont des tasses. Les articles dits à l’effigie de Marie de l’Incarnation sont moins intéressants : un timbre à vingt sous, un costume de la vierge Marie.

 

J’ai appris que Marie de l’Incarnation a une seconde sculpture dans la ville de Québec. Je ne l’ai pas encore vue. Elle est juchée très haut, sur l’un des murs extérieurs de l’Assemblée nationale.

 

*

 

Marie et Julian, ces deux femmes de lettres mythiques, à des milliers de kilomètres.

Elles veillent leur ville comme des flammes.

 

*

C’est novembre et je suis aux premières loges des grandes marées du fleuve Saint-Laurent à Saint-Vallier, où se trouve le chalet familial. Le vent me coupe le souffle, les glaces se forment et restent tout près de l’eau. J’ai du mal à descendre jusqu’à la berge tellement la neige s’est accumulée. Croisent ma route, deux carcasses d’oies blanches et ma grosse roche préférée.

 

Le lendemain, la marée est au plus bas et le fleuve tranquille. Pourtant, hier, les vagues étaient grandioses. Ce n’est plus la neige qui m’empêche de l’atteindre, mais bien ces grandes masses de glaces asymétriques qui ont été poussées de plusieurs mètres jusqu’à la rive. J’ai perdu les repères d’hier. Les vagues les ont emportés.

 

*

 

On se meut comme on peut, les vagues aussi et le silence raconte.

 

*

 

J’ai trouvé la deuxième statue de Marie de l’Incarnation. Mon cou se brise pour la regarder tant elle surplombe tout le reste. On la voit régner aux côtés de Marguerite Bourgeoys, au-dessus de Champlain, Maisonneuve, Wolfe, Frontenac. Elle est plus haute que tous ces messieurs.

Cette dernière ligne, je l’écris de mon espace préféré à la Maison de la littérature. La noirceur tombe tout juste, j’ai les joues rougies d’avoir marché longtemps. Nous sommes le 30 décembre. La neige s’est accumulée au sol comme un lit frais et je prends enfin le temps de souffler un peu.

Au fil de ce que j’ai écrit, raturé, vécu et vu les derniers mois, il semble qu’un thème revient toujours : le temps, le mouvement. Ce qu’il peut, ce qu’il exige, ce qu’il offre. Mais j’ai beau vouloir le raconter, j’ai parfois l’impression qu’il ne reste que des mots qui ont déjà été écrits.

 

« Il n’y a rien de stable, rien de fixe, dans cet univers. Tout est ondulement, tout est danse ; tout est rapidité et triomphe. » Virginia Woolf, Les Vagues

 

 

 

 

 

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Textes cités

Marguerite Duras, Écrire, Paris, Gallimard, Folio, 1993, p.71

Virginia Woolf, Les Vagues, Paris, Gallimard, Folio Classique, 2012, p.79

Patricia Smart, De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan, Montréal, Boréal, 2014.

Julian of Norwich, Revelations of Divine Love, Penguin Classics, 1998.

Christine Cheyrou, Les Ursulines de Québec : carnets de mémoires, Montréal, Fides, 2015.

 

 

petite rivière

Juliette Bernatchez

Traduction anglaise / Translated English text

 

Dans l’autobus qui me mène à mon rendez-vous avec l’historienne Sophie Imbeault, un soleil ardent jette ses rayons dans les fenêtres. Les feuilles sont tombées, la grisaille revient et pourtant, nous assistons à une autre de ces journées étrangement chaudes de novembre.

 

Sophie et moi avons marché et parlé plusieurs heures. Des fortifications, des deux monastères clôturés, de la guerre de Sept Ans, de la bataille des Plaines d’Abraham, de la colonisation française, puis de la conquête anglaise. J’ai appris qu’en 1759, Montcalm croyait que les Anglais feraient irruption en Nouvelle-France par la rivière Saint-Charles, rivière qui longe Limoilou, mon quartier. C’est que j’ai su que celle-ci était un vecteur important de l'économie sous le régime français.

 

Dès le dix-septième siècle, on l’appelle Petite Rivière, ou de son nom wendat, Akiawenrahk, qui signifie rivière à truites. Il faut savoir que la ville de Québec est située sur un territoire traditionnel non-cédé des nations wendates et abénaquises. Où elle commence, au lac Saint-Charles, la rivière descend jusqu’au fleuve Saint-Laurent en passant par Wendake, où la chute Kabir Kouba impressionne par ses rapides et ses cascades à couper le souffle. Cependant, lorsque la rivière arrive à Limoilou, on la sent sèche et plutôt triste. C’est qu’à l’ère industrielle, on l’a prise pour un dépotoir et on y déversait les égouts de la ville, en plus des rebuts des usines environnantes. Mes parents m’ont raconté que dans les années 1980, ils allaient patiner sur la rivière gelée l’hiver, à la hauteur de mon quartier. Dans une photo d’archive datant de 1978, des dizaines d’habits de neige colorent la glace. C’est en 1998 que les hivers ont été jugés trop imprévisibles pour la sécurité des patineur·euses et depuis, les berges se sont embellies d’un parc linéaire qui la longe sur une trentaine de kilomètres, où des pistes de skis de fond et des sentiers sont aménagés.

 

Pourtant, il y a des jours où je passe sur la rivière sans même la remarquer.

 

*

 

Arrivées en Haute-Ville, Sophie et moi avons parcouru les rues du Vieux-Québec, de la rue Saint-Jean, en passant par la rue Couillard, jusqu’à la rue des Remparts. Sur cette rue se trouve la maison de Montcalm, maintenant convertie en condos de luxe. Sa vue sur ce qu’il reste des fortifications et sur la Basse-Ville est maintenant imprenable. Je dis maintenant, car les fortifications ont été coupées de moitié en 1871 afin de permettre aux citoyen·nes de profiter de la vue sur les Laurentides. Sophie m’a d’ailleurs appris que pendant la guerre de Sept Ans, on ne se battait pas l’hiver. Les officiers tenaient des bals, les épouses tenaient salon. Montcalm pouvait amplement profiter de sa maison, comme la vie suivait son cours jusqu’au dégel.

 

Nous avons longé la rue Sainte-Ursule pour rejoindre la ruelle des Ursulines. Comme l’accès était barré, nous avons traversé la rue Saint-Louis jusqu’à la rue des Jardins pour nous rendre à la rue Donnacona, où se situe le Monastère des Ursulines. Là, nous nous sommes assises plus de deux heures.

 

Bien que nous eussions ciblé des sujets précis pour la visite, nous avons longuement parlé des femmes que nous admirons. Grâce à elle, j’ai redécouvert les sœurs Chauveau et découvert Esther Wheelwright, une femme au destin époustouflant. Il semble que lorsque l’on se retrouve entre passionnées, il y a ce désir de connaître celles qui ont fait naître l’étincelle dans l’œil de l’autre.

Sur ce banc près du monastère, Sophie m’a parlé des Ursulines. Du crâne de Montcalm qui trônait dans une petite boîte jusqu’en 2001, relique qui faisait la gloire du monastère et qui attirait plusieurs curieux·ses. Du voile noire que les Ursulines devaient porter devant leur visage lorsqu’elles étaient au parloir, car la vue de leurs cheveux, de leur gorge et de leurs sourcils était perçue comme illicite. J’ai appris que lorsque les Ursulines ont eu l’ordre de se cloîtrer en 1618, quelques congrégations françaises ont menacé de scinder la communauté, car elles refusaient ce destin. Elles ont toutefois dû s’y faire.

 

Nous avons parlé de différentes pièces du monastère. La porte conventuelle, par laquelle les religieuses faisaient leur entrée au cloître en renonçant au monde. Le parloir, décrit comme lieu de transition entre le privé et le public. Le corridor de pierre, construit en 1712 et qui faisait office de lieu de refuge pour les religieuses lors de bombardements.

Les Ursulines étaient des femmes d’action. En plus de la tâche d’enseignement et de celle de l’aide aux malades lorsque les Augustines étaient surmenées, elles étaient seigneuresses. Elles possédaient et géraient des terres à plus de 50 kilomètres de leur monastère, à Sainte-Croix. De 1682 à 1923, elles ont participé au développement et à la colonisation à distance. Le pouvoir était délégué et les affaires étaient réglées au parloir du monastère. Elles étaient donc gestionnaires de plusieurs arpents de terre, sans pourtant avoir le droit d’y mettre les pieds.

 

En 1929, constatant la construction de l’édifice Price, le premier bâtiment de style gratte-ciel à Québec, les Ursulines se sont mobilisées pour brouiller les fenêtres qui avaient vue sur leur jardin. L’édifice étant hissé directement dans leur cour, elles projetaient d'aller barricader les fenêtres elles-mêmes si elles le devaient. En 2018, après 375 ans d’occupation du monastère, la majorité des religieuses ont déménagé vers une résidence de personnes âgées à Beauport. Actuellement, quelque cinq Ursulines demeurent symboliquement au monastère, sans être cloîtrées.

 

Sophie et moi avons compris que l’après-midi tirait à sa fin lorsque la cloche de l’école a sonné et que des dizaines d’enfants sont sorti·es, prêt·es à rentrer à la maison. Si le pensionnat a fermé ses portes en 1967, l’école est restée ouverte aux filles et est devenue mixte en 2010. Le souhait d’étudier dans un bâtiment de cette splendeur nous a donné l’envie de rajeunir, jusqu’à avoir sept ans et quelques dents manquantes.

 

C’est le cœur plein que j’ai plus tard regagné la Basse-Ville, puis Limoilou. Sur la marche du retour, le coucher de soleil sur la rivière St-Charles était hallucinant. Comme si la petite rivière savait que nous avions parlé d’elle tout l’après-midi. Elle semblait fière d’avoir rétabli son importance, fière que quelqu’un m'ait fait voir les choses autrement.

Photos: Juliette Bernatchez

Révélation

Megan Bradbury

traduit de l’anglais par Mélissa Verreault

Version anglaise originale / Original English text

 

B. habite à Norwich, en Angleterre. Elle a une correspondante originaire de Québec qui s’appelle C. B. et C. s’écrivent souvent. B. aime avoir une correspondante. Elle n’en avait pas eu depuis le secondaire, alors qu’elle écrivait des lettres à une fille qui vivait en périphérie de Paris. Elle n’avait pas grand-chose en commun avec cette fille, qui se prénommait Hélène. Hélène adorait jouer du piano et écouter The Doors.

 

B. pense beaucoup à cette époque dernièrement. Elle essaie de se souvenir de quoi elle avait l’air quand elle était jeune. Elle essaie de se souvenir de quoi avait l’air Norwich. Ça doit être parce qu’elle approche de la mi-quarantaine. Elle n’a pas eu l’occasion de s’y faire. Son fils est une distraction. B. l’a eu sur le tard. Les enfants de ses amies sont presque des adultes, mais B., elle, se trouve encore carrément dans les tranchées. C’est ce que dit C. C. dit que B. a simplement besoin de faire le point. C. est historienne. Elle écrit un livre à propos de mystiques médiévaux. Faire le point, c’est exactement ce qu’a fait Julienne de Norwich, selon C. Après avoir vu la mort de près, Julienne a eu des visions divines, au sujet desquelles elle a passé le reste de sa vie à écrire, emmurée dans une cellule à Norwich. Elle a écrit Les révélations de l’amour divin, que B. n’a pas lu. B. dit que ça ne lui déplairait pas d’avoir une pièce pour elle seule. Si elle en avait une, elle y écrirait. B. n’a rien écrit depuis la naissance de son fils. Cela n’a pas tant à voir avec le manque de temps qu’avec un sentiment soudain de désorientation. Ce n’est pas tant une question de savoir qui elle est que de savoir quand elle est. En elle se mélangent une nouvelle et une ancienne vie.

            Son mari dit souvent des choses comme : T’as juste besoin de t’y mettre, allez.

            Mais ce n’est pas aussi simple.

Un après-midi, le mari de B. libère la table à manger, y installe l’ordinateur de B., à qui il tend une paire d’écouteurs, puis la laisse là en levant les pouces en l’air. La table à manger est tachée de confiture et de crayons-feutres. Elle enjambe une boîte de Lego et s’assoit. Elle ouvre son ordinateur. Alors, où en est-elle ? Elle ouvre son navigateur. Elle google « Norwich ». Apparaît le château de Norwich. B. connaît le château de Norwich depuis toujours. Elle avait l’habitude d’y aller lorsqu’elle était enfant. Elle s’y rendait avec sa mère. B. avait l’habitude d’emmener son fils au château de Norwich. Il ne veut plus y aller ces temps-ci. Le château traverse une période de restauration. Depuis que les travaux de restauration ont débuté, l’entrée principale a été déplacée, alors on doit maintenant entrer dans le château en passant par la galerie où sont conservés les oiseaux empaillés, et ces oiseaux lui font peur. B. a essayé de le rassurer. Ils ne peuvent pas te faire mal. Regarde, ils sont derrière une vitre. Essaie de ne pas les regarder, qu’elle a dit. Lui mentionner que les oiseaux étaient morts n’a pas aidé. Lui préciser qu’ils étaient morts plus de cent ans auparavant a empiré les choses. Elle soupçonne que c’est leur immobilité qui l’effraie. Le fait qu’ils ne changent jamais.

Le château de Norwich fut plusieurs choses au cours de son existence, selon le site Internet : une maison, une geôle, un musée. Cette nouvelle étape de sa vie sera la plus palpitante jusqu’à ce jour. Les travaux de restauration permettront de retrouver le plancher original du donjon, redonnant à ce dernier l’apparence qui était la sienne à l’époque de sa construction. Un nouveau café et une nouvelle boutique s’y établiront. De nouveaux ascenseurs et escaliers sont en train d’être installés. Le château retournera à ses origines, mais d’une manière adaptée au vingt et unième siècle. Le château se redécouvre lui-même.

B. décide de convertir le grenier en bureau. C’est vraiment la seule façon d’y arriver. Ce sera son oasis. Pas de jouets, pas de lavage à faire. L’entrepreneur dit qu’un grenier converti, c’est exactement ce dont cette maison a besoin.

            Une fois que vous aurez fait le grenier, vous pourrez travailler sur le reste de la maison, qu’il lance en pointant le plâtre qui s’effrite dans le couloir.

 

 

Les entrepreneurs sont en train de travailler là-haut en ce moment. Leurs coups de marteau font trembler les murs. C. blague en disant que B. se fait construire une cellule exactement comme celle de Julienne. Un endroit où elle pourra s’enfermer loin de tout et communier — peu importe avec qui elle éprouve le besoin de communier.

            Julienne de Norwich avait Dieu, dit B. Moi, j’ai qui ?

          

B. a accepté d’aider C. avec sa recherche sur Julienne de Norwich. Elle dit qu’elle va déambuler dans Norwich pour elle, prendre des photos et des notes. C. veut que B. visite l’église St Julian aujourd’hui. C. lui a organisé un rendez-vous avec une historienne experte de Julienne de Norwich. B. devrait écrire son propre livre, mais elle accepte de l’aider. Elle n’a pas de temps de toute façon, qu’elle dit à C., alors aussi bien utiliser le peu qu’elle a pour rendre service. Et elle ne peut rien écrire chez elle, dans l’état actuel de la maison. Elle va devoir attendre que la conversion du grenier soit terminée. B. veut jeter un coup d’œil au grenier avant de sortir. Elle ne l’a pas vu depuis que les entrepreneurs ont commencé le travail. Elle veut savoir de quoi aura l’air la vue là-haut. Mais lorsqu’elle ouvre la porte du placard où se trouve la trappe menant au grenier, elle constate que les entrepreneurs ont pris l’échelle avec eux et qu’il n’y a aucun moyen de monter.

B. marche à côté du périphérique et descend dans le passage souterrain au bout de la rue St Stephen. Elle le traverse rapidement, retenant son souffle pour contrer les odeurs d’urine et de gaz d’échappement, puis elle ressort sur St Stephen près du Wilko. B. a jadis travaillé dans une boutique de vêtements sur cette rue. B. aimait ce boulot. Les femmes lui parlaient. Elles lui confiaient toutes sortes de choses. Miss Selfridge ne se trouve plus à cet endroit. C’est dorénavant une boutique Lakeland.

 

B. passe devant le Marks and Spencer, traverse la rue Rampant Horse, où se trouve l’ancien magasin Debenhams dans les toilettes duquel sa mère avait l’habitude d’aller se mettre du rouge à lèvres après le lunch. Le magasin est maintenant fermé, et l’édifice, abandonné. En ruines. Jadis, B. se tenait sur le bout des orteils pour regarder par la fenêtre le château au loin. Elle se souvient des fouilles archéologiques qui avaient eu lieu avant la construction du Castle Mall. Elle ignore ce qu’on avait alors trouvé. B. marche le long du Gentleman’s Walk, passe devant le marché, devant l’ancien magasin Orange où elle a déjà travaillé, devant le Royal Arcade où se trouvait jadis une librairie Waterstone’s, endroit où elle a rencontré son mari. Elle tourne à droite sur la rue London, près du Jarrold, là où sa famille se retrouvait après les séances de magasinage. C’était avant que son père s’en aille. Elle descend la rue London, tourne à gauche dans la ruelle Swan, serpente le long de la rue Bedford, puis du passage Bridewell. Elle se dirige vers la cathédrale en empruntant un chemin sciemment choisi. Elle veut voir la dalle devant l’église Hungate sur la rue Princes. Dans cette dalle est gravé le relief d’un clavier d’ordinateur. Le clavier est maintenant craquelé, mais elle se rappelle l’époque où il était immaculé. Dans ce temps-là, elle venait à cet endroit avec son mari, qui n’était pas encore son mari. B. se rappelle qu’il avait pris sa main pour l’embrasser. Le temps s’était arrêté.

B. traverse la cour pavée de la cathédrale et attend sous la statue de Julienne de Norwich, où elle a donné rendez-vous à l’historienne. Le visage banal de la mystique est baigné de lumière. B. reste là un moment. L’historienne vient l’accueillir à la hâte, s’excusant de son retard. Toutes deux prennent du recul pour admirer Julienne.

             Vous êtes écrivaine aussi ? demande l’historienne.

             Oui.

             Qu’est-ce que vous écrivez ?

 

        Elle songe à répondre je ne sais pas, mais décrit plutôt brièvement son premier et seul roman. Celui qu’elle a écrit et publié juste avant la naissance de son fils.

             Je vais devoir m’informer à votre sujet, lance l’historienne.

Leur visite des emplacements médiévaux de Norwich commence dans Tombland. Elles passent devant le pub Louis Marchesi — qui s’appelait Take Five à l’époque où B. avait l’habitude de s’y rendre avec des collègues pour boire un verre après le travail. Elles passent devant l’hôtel Maid’s Head — B. y a logé pour sa nuit de noces, tout au long de laquelle il y avait eu des bruits ressemblant à des fantômes. Elles passent devant le pub Mischief — adolescente, B. avait l’habitude d’y boire à l’excès ; elle ne fréquente plus aucun des amis de cette époque. Elles tournent sur Elm Hill. Elles marchent devant The Bear Shop — B. y a acheté l’ourson en peluche de son fils le jour où elle a découvert qu’elle était enceinte. Combien de fois au fil des années a-t-elle retiré cet ourson de la couchette de son garçon, craignant qu’il ne l’étouffe ?

            Devant le restaurant Britons Arms, l’historienne sort de son sac un exemplaire des Révélations.

            Ce livre est très personnel, dit l’historienne. Il fusionne l’intime et le spirituel, ce qui était rare comme façon d’écrire à cette époque. Beaucoup d’auteurs écrivent comme ça de nos jours, bien entendu. L’écrivaine française Annie Ernaux en est un exemple. La connaissez-vous ?

            B. secoue la tête.

            Ernaux fait une chose brillante avec le temps, continue l’historienne. Elle joue avec le temps comme avec un concertina, parfois en l’étirant, parfois en le contractant. Le temps n’est pas stable ; il fluctue. C’est la même chose dans les Révélations, qui restent pertinentes pour toutes sortes de gens, peu importe leurs croyances. Les mots de Julienne permettent aux gens de s’ancrer. Chaque révélation, chaque fragment est comme une pierre de gué formant un chemin qui permet de traverser une rivière. Au bout du compte, elle écrit à propos de l’amour.

            Tandis qu’elles marchent sur la rue King, B. se souvient du garçon de son école qui s’était noyé en tombant dans le fleuve Wensum après avoir passé une soirée à boire et à danser.

L’église St Julian est petite et robuste. À l’extérieur, B. et l’historienne passent devant une femme qui déroule un tapis de prière sous un arbre. Deux hommes font du trafic de drogue derrière un buisson. La cellule où a vécu Julienne pendant trente ans, reconstruite depuis, est calme et silencieuse. B. et l’historienne s’assoient sur un banc. B. s’attendait à une cellule de prison, mais cette pièce est jolie. Claire.

            Je pourrais écrire dans une pièce comme celle-là, dit B.

            C’est une erreur commune de croire qu’elle était isolée, répond l’historienne. Les gens venaient de partout au pays pour parler avec elle. D’après moi, elle n’avait que de rares moments de tranquillité. 

B. rentre toute seule chez elle en longeant le mur médiéval, brisé et irrégulier. Ses alcôves sont remplies de rebuts de chez McDonald's, de paquets de cigarettes, de sacs de plastique et de bouteilles d’eau vides. Elle prend des photos de cela, qu’elle envoie à C. C. répond en lui envoyant des photos de Québec. De ses pittoresques rues pavées. Des gardiens à la tenue droite et formelle postés devant la Citadelle. Il y a une photo du canon de midi. Le château surplombe la colline. Le soleil est en train de se coucher. Non, de se lever. Les murs propres de la forteresse montent haut. Les drapeaux et les paniers suspendus sont étincelants. Les tourelles arrondies et les oriels, les statues et les fontaines, la promenade, les ferronneries élaborées. Les canons pointant le fleuve Saint-Laurent. Il y a des rayons de soleil et des sourires. Des églises et des vitraux. Des personnes qui marchent vêtues de costumes d’époque. Des calèches tirées par des chevaux. Les lanternes ressemblent à celles que B a vues à Paris lors de sa lune de miel et au sujet desquelles elle a essayé d’écrire après avoir découvert qu’elle était enceinte. Il y a des photos des fortifications de Québec. Plus hautes que les vôtres, non ? a écrit C. Les murs sont bien préservés et d’allure soignée, comme si le temps n’avait pas été autorisé à s’y immiscer. Un autre message de C. : Il y a longtemps, des hommes ont construit ces murs afin de repousser les gens à l’extérieur, et pourtant, nous y voilà : avec notre amitié, à tendre la main au-dessus du fossé.

Cette nuit-là, après que son fils s’est réveillé pour la troisième fois, B. l’amène dans le lit avec elle. Elle ramène l’édredon par-dessus eux. Elle attrape son téléphone. Elle se rend sur le site Internet du château de Norwich. L’archéologue en chef a publié une vidéo tournée dans le donjon du château, sous un labyrinthe d’échafauds. Il y explique qu’au cours des travaux de construction, des murs qu’on ne s’attendait pas à trouver ont été découverts. Cela a engendré des délais. Chaque bout d’histoire qu’on découvre en creusant le sol doit être examiné attentivement.

             Aussi contradictoire que cela puisse paraître, dit l’archéologue, je préférerais qu’on ne découvre rien. Les découvertes ralentissent le processus de rénovation.

             B. écrit à C. : Je vois mon histoire partout. Je ne sais pas quoi en faire.

             C. répond : En français, on utilise le même mot pour parler des histoires qu’on invente et de l’Histoire avec un grand H[1].

La transformation du grenier est rapidement complétée. Portée par une vague d’enthousiasme, B. aménage la pièce. Elle fabrique un bureau et un sofa. Elle apporte tous ses livres là-haut. Elle dispose des plantes ici et là. Assise à son nouveau bureau, elle écrit à C. un compte rendu de ses promenades en ville. En écrivant, elle se souvient de choses qu’elle avait oubliées. Elle modifie les circonstances et change les noms des personnages. Elle change son propre nom. Elle ajoute des détails. Elle prend une pause, puis ouvre la lucarne. Elle a une vue sur les toits des maisons de son magnifique quartier. Au loin, au sommet de la butte, trône le château illuminé par le soleil. La grue est encore là, se déployant de manière protectrice au-dessus du château. Elle y sera pendant encore un moment. Le pont menant au château est trop fragile pour que des camions y circulent. Les matériaux de rénovation doivent s’y rendre par d’autres moyens. Un puissant bras en porte-à-faux se balançant au-dessus du fossé.

 

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[1] Note de la traductrice : En anglais, on emploie deux mots distincts : story et history

 

 

Quand les murs tombent

Megan Bradbury
traduit par Mélissa Verreault

Version anglaise originale / Original English text

 

Je m’installe avec une intention claire : écrire au sujet des fortifications historiques de Norwich et de Québec afin d’utiliser cela comme point de départ pour explorer d’autres types de frontières (narratives, psychologiques, obstacles dus à la mémoire et au temps). J’ai résidé à Norwich la majeure partie de ma vie, mais avant ce projet, je n’avais jamais écrit directement au sujet de cette ville ; ainsi, en termes de création du moins, Norwich m’est aussi étrangère que Québec. Ce projet allait me donner la chance de réaliser deux choses précises : essayer de voir ma ville avec la perspective d’une visiteuse — neuve, nouvelle, dépourvue de liens personnels — tout en effectuant un exercice de mémoire et en écrivant à propos de moi-même. L’histoire qui en a découlé, en mélangeant faits et fictions, est une tentative de concilier deux éléments fréquemment soupesés par les écrivains : le connu et l’inconnu.

Dans les cercles d’écriture, un conseil souvent prodigué est d’écrire à propos de ce que l’on connaît, mais ça n’a jamais été une chose que je me suis sentie à l’aise de faire. J’ai trouvé mes marques comme écrivaine avec des projets traitant de réalités qui m’étaient étrangères. Mon premier roman, Everyone is Watching, traite de l’histoire culturelle de New York, une ville où je n’ai jamais vécu pour une longue période et qui est située à près de 5000 km d’Édimbourg, ville d’où j’ai effectué la plupart de mes recherches et qui à l’époque ne m’était pas familière non plus. Mon second roman, West, dont l’écriture est en cours, se déroule également aux États-Unis, et bien que ses thèmes soient plus personnels que ceux de mon premier livre (grossesse, solitude, amour), il est principalement nourri par des recherches qui n’ont rien de personnel. Avec ces projets, j’ai trouvé une liberté créative dans le fait d’écrire au sujet de ce qui m’était peu familier. J’ai découvert que quelque chose se produit lorsqu’on essaie de toucher à ce qui se trouve tout juste au-delà de sa portée. Avec cette résidence, j’ai vu l’occasion de porter mon attention plus près de moi-même, de me faire face, jusque dans une certaine mesure, en recentrant mon regard créatif sur des lieux et des souvenirs d’une manière délibérée et réfléchie.

 

Cependant, puisqu’il s’agissait d’une résidence croisée, une autre personne serait incluse dans le processus. Juliette Bernatchez, une personne que je n’avais jamais rencontrée, écrirait elle aussi. Chacune rédigerait son propre projet, mais nos deux démarches seraient nourries par nos conversations et nos échanges (chacune hanterait le projet de l’autre, jusqu’à un certain point). Je visiterais les lieux de Norwich en lien avec le projet de Juliette portant sur Julienne de Norwich, et Juliette déambulerait autour des fortifications de Québec. Nous discuterions de ce que nous aurions vu et pensé. Tandis que je travaillais, j’ai réalisé que je pensais à ces détails en ayant Juliette en tête, que je les notais comme si j’écrivais pour elle.

Impliquer un autre écrivain dans son processus d’écriture est terrifiant. L’imagination peut être une chose possessive, difficile, timide, peu compatible avec les intérêts d’un autre artiste. Mais très rapidement, j’ai senti que Juliette et moi, même si nous nous trouvions à bord de bateaux séparés, nous naviguions sur le même fleuve — de son point de vue, le Saint-Laurent, du mien, le Wensum. Bien que nous avions deux points de départ distincts, nous avons découvert que nous dérivions sans cesse vers les mêmes sujets : les fantômes du passé, l’« actualité » de l’histoire, la place que chacune occupe dans la ville et dans le temps. Cette convergence s’est installée plutôt naturellement et sans contrainte préméditée.

« Révélation » ne parle pas de moi, mais plusieurs détails du texte viennent de ma propre vie : j’habite à Norwich, mon grenier est en train d’être converti en bureau d’écriture, je marche souvent dans les lieux décrits par l’histoire, ma mère se mettait effectivement du rouge à lèvres dans les toilettes du Debenhams, un magasin à rayons qui a récemment fermé (fermeture qui m’a étrangement émue, ai-je réalisé), mon premier emploi était un poste de vendeuse chez Miss Selfridge (une autre compagnie qui n’existe plus aujourd’hui). Mais l’histoire est une fiction, reflet d’une ville, d’une conversation et d’un espace mental inspirés par mes discussions avec Juliette. 

 

Je suis la mère de deux jeunes enfants. Il m’est impossible de voyager ou d’effectuer des recherches pour des projets de la même manière qu’auparavant. Les résidences virtuelles comme celle-ci permettent à des personnes comme moi, qui ne peuvent pas facilement voyager avec leur corps, de le faire par la pensée. Ce projet m’a aidée à envisager de nouvelles manières de travailler, à ne pas concentrer automatiquement mes recherches sur des choses étrangères, mais de regarder à des endroits plus accessibles. Mais cela m’a aussi montré à quel point il était précieux d’avoir pour guide une partenaire de création ayant ses propres intérêts et questionnements. J’ai apprécié la sensation d’écrire pour quelqu’un. Et le fait que cette personne se trouvait à 5000 km de moi me paraît important, comme si nos idées avaient voyagé. Je me sens renouvelée d’un point de vue créatif, comme si j’étais partie longtemps à l’étranger. Et comme lors de tout périple digne de ce nom, la majeure partie de mon expérience s’est résumée à dévier de l’itinéraire. J’avais un but précis en débutant ce projet, mais je n’avais pas prévu que le processus d’échange — les photographies, les messages WhatsApp et les appels Zoom — ferait partie intégrante de l’histoire même. Tandis que j’écrivais, les fortifications se sont fragilisées, le mur a perdu des pierres, puis Juliette et son mysticisme se sont infiltrés.

Photos: Megan Bradbury